La nouvelle vie parisienne

23.8.07

« Vous puez tous ! »

La ligne La Défense – Château de Vincennes est un peu moins ras-la-gueule que ce matin. Y’a du monde, c’est indiscutable, mais entre chacun de nous, il existe un espace suffisant pour permettre de développer certaines attitudes, comme s’étirer, se gratter le coude ou encore changer nos pieds de place. Ces milliers d’alvéoles permettent également une meilleure circulation de l’air et, avec lui, les odeurs produites par tous les corps assemblés dans ce vaste espace se mélangent facilement, s’affrontent parfois, se confondent souvent. Les bulles explosent, seules les plus petites ou les plus solides peuvent résister. A force de frottements certaines se sont durcies, enfermant ceux qu’elles protègent. Ma bulle est encore vaste et souple, dès la fermeture des portes elle a explosé, me laissant dans un état de quasi-nudité imaginaire, offert à ces vents dont je causais tantôt, ces vents d’odeurs. Et j’ai été extrêmement surpris. Je suis très sensible aux odeurs, fortes ou légères, j’arrive à peu près à définir ce qu’elles sont et d’où elles viennent. Je ne suis pas Grenouille mais j’ai dû louper ma vocation, et la clope n’a pas aidé, il faut bien le dire. Bon.

Je suis en queue de rame, le vent vient du museau de la rame, il passe par ces milliers d’alvéoles, il m’amène toutes ces odeurs, éh bien croyez-le ou non, le résultat de ce mélange fût un début d’érection impossible à maîtriser. Même maintenant, je ne me l’explique pas. J’ai bien sûr une vague idée, pour faire simple, il devait y avoir dans cet appareil olfactif un ingrédient réellement érotique, de ces odeurs animales dont le cerveau est si friand. Parce que une fois cette odeur décrite, vous ne pourrez même pas imaginer qu’il puisse en résulter autre chose que du dégoût. Un mélange de rance, de piquant, d’odeurs passées comme les couleurs peuvent l’être, des fragrances déflagrées dont les molécules auraient muté transformant la forte odeur du jasmin en urine et la fraîcheur de la pomme en calva éventé. C’est ceci que j’avais dans le pif quand mon regard se posa sur une loque. Je sais le terme indigne, alors j’ai cherché un équivalent un peu plus respectueux, genre un sans-abris en déréliction, un SDF au fond du trou, ou encore un être humain perdu dans sa misère, mais dans cette machinerie qui broie nos nudités dans ses créneaux industriels, comment appeler autrement les pièces défectueuses mises au rancart ? Je vous l’demande !

Donc une loque. Une femme. Plusieurs couches de vêtements indescriptibles car sans formes ni couleurs. Seuls dépassaient son visage et sa main gauche. Sous une capuche trouée de laquelle sortaient quelques touffes de cheveux vaguement blonds, des yeux rapprochés fixant le vide, un nez d’une mocheté sans complaisance, qu’une croûte reliait à une bouche dont j’avais du mal à fixer les véritables limites, mais qui dans sa partie gauche était largement descendante. Un menton pointu achevait ce faciès dans sa course à la gravitation terrestre. La main qui sortait de l’amas de fripes était sale, d’un noir à peu près uniforme ce qui rend sa description plus que difficile. J’orientai mon nez dans sa direction. Le choc qui suivit n’était pas dû à l’odeur elle-même, c’était tout simplement infect, mais j’ai eu un flash. Parmi toutes les personnes présentes, elle était la seule à avoir son odeur à elle, même si, je vous l’accorde, la misère a cette odeur si particulière, mais son odeur était là, définitivement, quand chacun de nous autres ne l’avions que passagèrement, dérisoire tentative de camouflage de ÇA !

Ânculé ! Cette idée me plongea dans un abîme de je ne sais quoi mais ça me faisait flipper grave. Nos vies sont veillées par une chose semblable, elle a tout son temps la chose, pas pressée qu’elle est de réussir, puisque justement elle est rien, presque littéralement. Un genre d’antimatière sociale qui a de fait la même masse que la matière sociale. Cette personne à elle seule valait l’exact inverse de toute la rame, j’étais son -173ième (à vue de pif). Et elle gagnait tout sans même jouer quoi que ce soit, puisqu’elle n’avait rien. Vous voyez ? Tout ça pour dire, que les shakras ouverts par les odeurs de la rame, ce filet d’érotisme et cette dose de misère, ça m’a un peu remué, et j’ai loupé ma correspondance. Alors au lieu de prendre le métro en sens inverse ou attendre la correspondance avec la ligne 13, je décidai de sortir à la station Georges V, et faire le reste du trajet à pied, ce qui n’est pas la mer à la boire pour un gars comme moi habitué à marcher des heures dans Paris.

Je pris place en face des portes, attendant leur ouverture pour me précipiter vers l’extérieur, et profiter enfin de la douce odeur de la pollution parisienne. Juste avant qu’elles ne s’ouvrent, un hurlement erraillé transperça le doux bruit des freins.
« Vous puez tous ! »
Mon cerveau de put traduire tout de suite ces quelques mots. Il lui fallut quelques secondes, peut-être deux ou trois, pas plus, mais quand on sait les millions de connexions qui se font par seconde dans un crâne, ça fait une chiée de temps. Les dernires crissements des freins se firent en écrasant le silence de la rame. Je n’osai me tourner. Mais je croisai avant de franchir la porte de la rame un regard qui me fit regretter de l’avoir croisé. Un jeune homme souriait à ce qui lui semblait être une farce. Son regard disait « Et elle, elle s’est sentie ? » La nausée m’en est restée jusqu’en haut des escalators, et ses derniers restes ne se dissipèrent qu’une fois sur les Champs.

Il pleuvait.

6.8.07

« Connard ! »

15h47. Heure locale. La tablée est à moitié pleine, l’ennui palpable, j’écris un mèl à un ami. « (…) parce qu’après tout, je m’en fouts (sic) un peu de tout ça. Mais j’ai besoin de bosser… » A l’entrée de l’opène spayce une porte claque et fuse un « Connard ! » de toute beauté. Je marque un arrêt. Quelques yeux se lèvent, des têtes dodelines, je me retourne. Pour voir. Un jeune homme disparaît, il est déjà sorti quand j’interroge mon chef du regard. Je sens un trouble, léger, cela semble une chose habituelle, une chose sans conséquences, une chose normale que de tels mots soient dits ainsi. La petite grosse en face de moi sourit. Tout le monde semble connaître le fin mot de l’histoire, mais mon impétrance ne m’autorise pas à en savoir autant. Je finirai déniaisé. Je prends un pli et continue mon mèl.

A 16h, ma collègue d’en face se lève, prend un petit sac qui vivotait jusqu’alors à ses pieds et taille sa route. Elle venait de partir, nous laissant seuls, moi et mon chef. Je n’ai à présent strictement plus rien à faire. J’ai écrit une dizaine de mèls, j’ai fait le tour d’une quarantaine de sites, j’ai lu une centaine d’articles (j’exagère peut-être un peu, mais vous voyez l’idée… faire sentir une progression dans la multiplication d’actes identiques, un crescendo dans l’ennui et la complète inutilité de ma présence à ce poste à ce moment-là). Je jette un œil à mon chef, elle est absorbée par je ne sais quelle tâche, je ne vois pas son écran, donc je ne peux savoir ce qu’elle regarde. Mais elle est définitivement absorbée. J’aimerais lui faire comprendre que je souhaiterais partir puisqu’à présent je n’ai vraiment plus rien à faire ici, à mon goût. Je me lève, comme si j’allais prendre un café. Je jette un œil par dessus son épaule. Sur son écran des photographies de grosses cylindrées, je reconnais la forme typique d’une Ducati. Je n’ai rien à dire, aucune remarque ne me vient qui pourrait me permettre d’introduire le fait que j’aimerais bien me tirer de là. Donc je propose tout de même « Vous voulez un café ? »

Elle se retourne, me regarde tranquillement et me dit « Non merci, c’est trop tard pour un café. Tu peux rentrer chez toi maintenant, et puis arrête de me vouvoyer, on bosse ensemble et on a le même âge. » Je lâche un petit « oh ! » qui exprime à la fois ma surprise et ma joie, et sortent un peu spontanément de ma bouche ce qui suit « Que s’est-il passé tout à l’heure ? » Les yeux sur une fiche technique présentant je ne sais quelle moto de chez Honda elle me répond « Rien. Demain tu reviens à 9h, tu devrais prendre ce petit document avec toi et le potasser, ce sont les normes que nous devons respecter dans nos études. » J’opine mais continue sur ma lancée. Devant la machine à café, deux personnes discutent de choses et d’autres. Je les salue normalement, elles me répondent du regard et poursuivent :

- Tu as raison de dire ça, mais tu sais comment ça se passe ici.
- Moi ça me soûle, c’est pas pro.
- Attends avant de poursuivre.
- Ouais… Sinon, tu as lu le papier dans Libé sur la bataille rangée à La Défense.
- Enorme ! Tu sais que je suis passé une demi-heure avant sur l’esplanade. C’était super tranquille. Et heureusement qu’il n’y avait pas de militaires à ce moment-là. Tu t’imagines ?
- Ouais (mot incompréhensible)
- C’était une lutte entre deux quartiers si j’ai bien compris.
- Ouais.
- Bon reprenons…

Mon verre d’eau à la main, je retourne à ma place, les laissant à leur conversation. Le temps d’éteindre ma bécane et de regrouper mes affaires, mon verre d’eau est bu, la conversation en salle de pause est achevée, mon chef en a terminé avec son site de motard, il ne reste plus qu’une poignée de salariés. Je peux regagner mes pénates le cœur léger. Je salue mon chef d’un « A demain ! », auquel elle répond d’un hochement de tête, je passe ensuite à côté de deux personnes encore en poste, je leur lance simplement un regard. La dernière dépassée, j’entends un « Au revoir, à demain, bonne soirée ». C’était dit avec une certaine désinvolture, un ton normalement qui me convient, que j’apprécie même, du détâchement, quelque chose d’un peu mécanique, mais il y avait un truc en plus, de l’ironie je crois. Cela devenait un reproche, la personne qui me lançait cet au revoir me faisait sentir que j’avais été impoli de ne pas avoir saluer proprement. Je venais de faire preuve d’une légèreté coupable avec les régles de savoir-vivre, et ce manquement prenait une tournure dramatique dans le cadre du travail, car le moindre reproche sera rabâché chaque jour de la semaine, dans des proportions pour le moins déraisonnables. Je devais agir promptement, mais le temps que tous ces détails me viennent clairement à l’esprit, il était trop tard. Le mal était fait. Demain, je réparerai cet accroc. Mais pour aujourd’hui…

Une fin de journée à La Défense est un spectacle surprenant. Ça ressemble au matin, mais le soleil est de l’autre côté. Et tout le monde s’en fout. C’est l’heure du ressac. 16h15, le début des premiers courants. J’ai une mauvaise mémoire des visages, et des noms, et des situations aussi quand j’y pense, mais si j’avais eu une bonne mémoire des visages, je pense qu’à l’heure qu’il est je devrais croiser les mêmes personnes que ce matin, un peu plus vieilles de sept heures environ. Je reprends le toboggan en sens inverse, je repasse sous le pont, dépasse et tourne le dos à la perspective urbaine qui ce matin m’avait tant marqué et rejoins le premier sphincter des boyaux parisiens. Mon chauve est toujours là, en pleine conversation avec un consommateur post-bureautique, la lobby est parcemé de marcheurs qui semblent suivrent je ne sais quelle route odorante comme il est de coutume chez les fourmis. Je m’installe sur une de ces avenues et me laisse guider jusqu’à la bouche du métropolitain. Les militaires sont toujours en maraude, quelques contrôleurs veillent sur les paisibles hachoirs qui ouvrent au ventre de Paris. J’introduis mon obole dans une petite bouche qu’elle recrache par un autre trou, passe le portillon et me voilà, une fois encore aujourd’hui, à attendre le ver. Mon premier jour dans le tunnel s’achève, filage d’une journée dans ma nouvelle banalité.

31.7.07

Vous travaillez ici depuis !!?

Et la porte s’ouvrit.
« Bonjour, vous devez être.. »
Oui, c’est moi, le nouveau, on m’a dit de venir vous voir, pour me présenter et pour que vous me désigniez mon poste. Une bonne grosse poignée de main, avec une chiée de phalanges puissantes de la taille de mes vertèbres. Un large sourire aux ratiches impeccables, un menton carré, des oreilles en choux-fleur, deux yeux, un nez, des cheveux, un front, et le reste à l’avenant. Une bonne gueule qui fait plaisir, une lueur d’espoir dans ce crépuscule humain. Je le suis d’un pas qu’une belle qualité d’aloi jusqu’à une chaise d’une banalité affligeante, et je m’y pose sur sa cordiale invitation. Il s’installe à son tour, puis me regarde sans rien dire, sa bouche étant trop occupée à sourire. Je lui rends son magnifique sourire et nous restons là, à nous contempler une bonne dizaine de secondes.

« Bon ! Vous savez tout, mais je vais malgré tout tout vous répéter. »
Donc il dérechèfe, lecture des journaux, organisation, compilation d’informations, service-client, relations avec les études, le travail de groupe, puis ses fonctions à lui, approvisionnement, management des équipes, formation, responsabilité, autonomie, politique de développement. « Ça fait plus de dix ans que je travaille pour cette entreprise » et il en a vu défiler des gens, de tous les côtés, en haut comme en bas. Il est un genre de rocher battu par l’océan, il ne bouge pas, et pour naviguer dans ses eaux, il faut faire attention à ne pas s’y briser, le bougre est solide et plutôt fin. « Je pense que nous allons bien nous entendre. » J’approuve silencieusement cette sentence. Mon tour vient de m’exprimer sur mon cas, le pourquoi du comment de ma présence, et puis aussi ce que j’ai déjà fait, ce que je peux faire, et un petit blabla sur combien je suis ravi d’être ici, dans cette entreprise réputée, et que j’ai faim de bosser… Je sais parler à ces gens-là.

Il me dit : « Je vais vous présenter votre groupe de travail ! »
Je parfaitise. Nous sortons de son bureau. Il referme sa porte derrière moi et me conduit d’un pas léger jusqu’à la table 3. Je remarque un espace de travail libre, certainement celui qui me sera dévolu. Cinq personnes balisent ce petit espace de trois tables. Dehors à l’horizon, la Tour Eiffel nous rappelle que nous sommes à Paris, le soleil rentre largement par les fenêtres je mire l’Est donc. Je commence la présentation par la face nord de ce petit bout de l’entreprise. Lui a commencé par le chef de groupe. Pourquoi pas ? Près de la fenêtre Hélène, une petite banlieusarde un peu grassouillette qui a foiré son DESS de communication d’entreprise. Elle poursuit de loin ses études, mais depuis qu’elle bosse ici elle n’a plus vraiment le temps et le courage d’ouvrir le moindre bouquin. Sourire tâché et œil fuyant. A sa droite, Pierre. Trois ans de boîte, licence de Droit des affaires, pas très grand, maigrichon et fatigué. Rictus inquiétant. A l’Ouest, Marc. Après son bacho, il est entré dans une boîte qui faisait des revues de presse, il découpait des articles qu’il collait sur des feuilles A4 pour faire des Press-Book. La boîte pour laquelle il bossait a été rachetée, puis l’ensemble a été bouffé par ASP. Il est content d’être là, son presque quintal s’étale tranquillement sur sa chaise à ressorts. Estelle, c’est le chef. Grande, mince, élancée, dynamique, toujours une petite remarque à faire sur ses « collègues ». Elle s’entend à merveille avec son chef, mais y’a comme un truc qui ne va pas. Je crois que c’est une personne très dangereuse… Plein sud enfin Hector. Avec un nom pareil, on peut s’attendre au pire, c’est pourtant d’emblée de qui je me sens le plus proche. Etudes littéraires foirées par manque d’intérêt, ses parents sont Hélénistes. D’où… Gros lecteur, alcoolique, il est blanc comme un cul et mal rasé. Brèfle, un homme de la nuit. Sodome est sauvée.

Je ne vais pas m’attarder sur ce qui se passe ensuite. Ces premiers contacts sont souvent sans saveurs, on se toise un peu, mais la vie continue. Je sens bien qu’il faudra un peu de temps avant de pouvoir intégrer une conversation. Pour l’instant, je suis en formation. Mon chef (je goûte peu le féminin de ce mot) me présente les outils, comment se passe une journée type, et ce qu’elle attend de moi. Tout rentre par une oreille et sort par l’autre, tout ça c’est pour causer, personne n’y croit, d’ailleurs toute cette présentation est baclée, je fais semblant. Elle aussi. C’est tacite. Je fais des clics un peu partout, et dès que l’occasion m’en est laissé, je navigue sur mes sites. La pause repas est désordonnée. Je peux déjà voir quelques groupes constitués, quelques vannes lancées servent de signes de ralliement. Pendant un quart d’heure, je me retrouve seul. Je n’ai pas faim. Je m’ennuie profondément. Encore quatre heures et je pourrai rentrer chez moi. Heureusement, il finit par se passer quelque chose.

2.6.07

Et ça c’est ma place alors ?

Sur un jet d’œil, il m’invite à prendre la porte. Avant même que je ne la referme, son œil reprend sa pause précédente, au plus près de l’écran. Une pensée me traverse l’esprit en laissant la poignée se relever. Je ne peux dire exactement ce qu’elle était, mais en une fraction de seconde, je crois que beaucoup de choses se sont mêlées en elle. Y’avait du gris, un bout de moquette, de la fatigue, de la peur aussi je crois, et l’odeur du lieu, une odeur prenante, comme celle du chlore dans les hôpitaux, mais c’était pas du chlore, c’était plutôt une amoniaque humaine avec des fragrances mélangées, et l’odeur de la fatigue par dessus, une couche de fatigue, celle de la sueur qui marine entre toutes ces fesses collées sur le vilain tissus des chaises du catalogue Bernard. Les minutes perdues ici suintent l’ennui. Ce suint a imbibé tout l’espace et tout le temps en cours. J’avais ça dans le pif, et ça s’insinuait par cet organe pour atteindre doucement mon cerveau, puis ma vie entière avant qu’il ne transpire par ma peau, dans quelques temps. Ça viendra. Elle était déjà dans le métro cette odeur, mais je ne le savais pas encore, je ne savais pas que c’était elle, tapie derrière les parfums mélangés des milliers de cous, de dessous de bras et de torses agglutinés dans le ver parisien. Ce sera mon odeur, et mes échantillons de chez Séphora ne suffiront pas à m’aider à la masquer. Je l’amènerai avec moi dans mon lit, dans mon armoire et elle deviendra le signe pour tous que je suis devenu comme eux. Ouais ! Y’avait tout ça dans ce flash. Au moins j’étais averti.

Le bruit de la poignée qui revient à sa place me trouve bien ennuyé. Que dois-je faire à présent ? Livré à moi-même dans ce monde inconnu, à peine initié au dédale de l’entreprise, il me faut rejoindre ce qui sera ma place, que je pose mon derrière sur ma chaise, que j’allume mon ordinateur, qui tentera de me façonne à son image, avec fond d’écran bleu et son logo windaube. Je mettrai la barre des tâches en haut, comme sur mon mac, et aussi je mettrai d’autres fonds d’écran, juste pour montrer à la machine que je ne compte pas me laisser avoir, qu’elle me continuera, et qu’elle ne cherche pas à inverser les rôles, cette pute. Non mais ! Bon, pour l’instant, je n’ai pas de quoi prouver que je ne me laisserai pas bouffer, je n’ai pas de poste, pas de petit repose-pieds, pas de chaise avec les roulettes et le dossier réglable, pas de table légèrement inclinée avec clavier ergonomique, le p’tit rat avec roue intégrée qui va bien et l’écran plat avec le petit filtre pour pas avoir les yeux trop vite abîmés. Et pis aussi la lampe, celle qu’on peut en faire plein de choses sauf s’asseoir dessus, et les volets sur les vitres pour arrêter les rayons trop directs du soleil du matin, et le thermostat pour la maîtrise duquel tout le monde se bat à cause qu’il fait trop chaud ou trop froid, ou qu’y a trop d’air soufflé. Le petit univers qui entoure la tour à nos pieds.

« Vous semblez perdu »
Ouais, tu l’as dit.
- Pardon ?
- Je disais, vous semblez perdu ? Vous êtes nouveau ?
- Oui, je sors de chez monsieur, euh, du bureau du RH.
- Et on vous a laissé seul ensuite ? Ça ne m’étonne qu’à moitié, l’accueil ici est parfois détestable.
- Oh !
- Je suis Stéphanie, déléguée syndical CFDT.
Elle est brune, ne pas oublier, brune. Je me présente.
- On se tutoie ? Et tu as été embauché sur quel poste ?
- Euh, oui. Je dois lire des journaux et regrouper des informations pour les Etudes.
- Donc tu es au quatrième. Arrivé au quatrième, tu vas à droite, tu ouvres la porte, puis à gauche au fond de la salle, il y a le bureau de la personne qui s’occupe du service, et là tu te présentes.
- Merci. Et vous ? Enfin, toi tu bosses à cet étage ?
- Non, bien sûr que non, je suis dans le service audiovisuel, je tape les textes qui passent à la radio et à la télé, je sors d’une réunion avec le chef RH. On va faire un bout de chemin ensemble alors.
- Allons-y.

On rejoue le sketch de l’ascenseur, mais cette fois-ci il débarque beaucoup plus vite. Les deux étages sont avalés en quelques secondes, juste le temps d’échanger deux-trois regards un peu gênés, et puis on se salue, chacun prenant sa direction, elle à gauche, moi à droite. Au tournant du couloir, je jette un dernier coup d’œil sur la forme qui s’éloigne, elle comblait l’embrasure de la porte, elle venait, d’un geste rapide et précis, en ouvrir juste assez pour quitter ce couloir et rejoindre sa place. La force de l’habitude me souviens-je avoir pensé. A mon tour d’affronter la porte d’entrée de mon service. L’ouvrirai-je aussi bien ? Une fois devant, je suis resté vraiment con. Je n’avais pas le souvenir d’une porte aussi complexe. Elle n’avait pas de poignée, de poignée autonome, c’était un système d’ouverture électro-magnétique avec une diode devant laquelle il fallait, je présumai, passer une carte, avec une puce, afin de couper le courant qui tenait tout ça ensemble. Nul n’entre ici s’il n’a sa puce, pourtant tout à l’heure… Peut-être était-ce déjà ouvert ? Ou mal fermé ? Je pris un peu de recul, histoire d’avoir sous les yeux la totalité du problème clairement devant moi. Porte, diode et sonnette. C’était la clé d’accès qui me manquait. Il suffisait de sonner. Alors j’indexe.

« Héhé ! Encore une carte oubliée ? J’en ai marre de faire le portier de cette boîte ! »
Je bonjoure puis m’excuse de la gêne occasionnée et dans la foulée je demande pourquoi tout à l’heure je n’avais pas eu besoin de sonner. Je suis fixé par un œil pas jouasse, une fissure cise juste en dessous me lance. « Pasque jusqu’à neuve heures trente c’est pas fermé. » J’avais le fin mot de l’histoire, il était neuve heures trente cinq. Je remercie ingénument et marche au large. Je pénètre dans l’Opène Spayce. Quelques têtes au même instant marquent un léger mouvement, comme quelques coquelicots perdus au bord de l’autoroute soufflés par le passage d’un camion, je me sens réellement étranger à ce monde. Je lâche un soupir et me dirige vers le fond de la salle. Les coquelicots me saluent d’une Ola digne d’un Guingamp/Louhans-Cuiseaux au Parc des Sports de Bram un soir pluvieux de seixième de finale de Coupe de France. C’est pathétique, je ne sens pas de curiosité, juste une habitude, un réflexe. Combien de fois ce spectacle a-t-il été joué ces derniers jours ? Le combientième suis-je à effectuer pour la première fois ce trajet, à cette heure de la matinée ? Une fois la pièce traversée, je me retourne, tout est calme, et je reste planté là. Je regarde tout le monde. Entre moi et eux, il y a un géosynclinal d’heures de labeur, d’habitudes, d’intra-relations. Je vais devoir faire tout ce trajet à pied pour les rejoindre. Je rentre dans un marais, ça fermente au fond, avec des trucs qui remontent. Ça fait partie du boulot, mais y’avait rien de ça sur mon contrat. Ça, ça sera entre moi et eux. Jusqu’au nous.

10.4.07

Tu vas pas le croire !

« Ouais ! C’est ouvert. Entre. »
Ben, je m’exécute. Je baisse la poignée, je pousse la porte, mais ça ne marche pas, alors je tire la porte, et elle s’ouvre. Mon geste est un peu trop vif, mon pied bloque la porte, la rencontre est violente, on peut le dire, donc la porte marque un petit retour qui me fait lâcher la poignée. Je rattrape le coup in extremis, refais le même mouvement de traction mais cette fois-ci sans que mon pied n’intervienne. J’achève mon geste avec une certaine noblesse, et entre d’un pas décidé dans le bureau enfumé de mon nouveau taulier. Il est surpris. Il ne semblait pas s’attendre à mézigue sous ses yeux. Je lui souris, lui non, je vais pour lui parler, mais lui déguaine plus vite « Qui vous z’êtes ? » Je me présente, son rencard de 09h00, une embauche, un nouveau, un impétrant, tout frais après des mois de chomedu, prêt à l’ouvrage, deux doigts sur la couture, bref un salarié exemplaire, modèle, bien sous tous les rapports, et surtout présent. Il m’invite à occuper une chaise cise en face de lui, et il lâche enfin un sourire.

« Je vous avais oublié »
Pas d’problème, c’est normal, beaucoup de boulot, j’comprends, ça m’va, pas d’lézard, tout baigne, tip top, d’la balle, cool. Ça met tout de même dans une certaine ambiance. Certainement que ces gens-là doivent user pas mal de salariés, ou bien, ou bien ils sont en période de recrutement. Ce qui explique ma présence ici, puisque après une dizaine de mois d’envois de CV un peu partout dans Paris, ce boulot est le premier à se présenter sous la forme concrète d’un contrat. Ils embauchent massivement, ils raclent les fonds de l’ANPE, et rameutent tout ce qui a bac + beaucoup, qu’est pas cher et qui sait manier la langue de Delerm. Je prends siège et m’apprête à l’écouter.

« J’ai deux trois choses à faire, ensuite je suis à vous »
Bien, bien. Très bien, allez-y, prenez votre temps, de toute manière je suis là jusqu’à 17h00, donc j’ai vraiment tout mon temps. Voilà, voilà. Je vais vous décrire tout ça, puisque j’y suis. Le bureau, il est un peu en bordel, mais c’est encore potable, y’a sa bécane qui prend une belle place, un joli écran plat mais placé de telle sorte qu’assis face à mon boss, impossible de voir ce qu’il y a dessus, il a même pris la peine de le décaler encore un peu pour que je ne puisse pas y jeter un œil. Il est prudent, ou parano. Qu’est-ce que j’en ai à branler de son écran après tout ! Pour lui c’est important. Soit. Le gars maintenant. Pas folichon, grosse tête, putain de voix grave, la bouche un peu tombante surtout côté gauche, des dents détruites par la nicotine et le goudron, des petits yeux avec une petite broussaille au-dessus et surtout, une touffe de poil qui a réussi à échapper à son rasage approximatif du matin. C’est pas un habitué de la chose donc, je dirai, au bas mot un rasage tous les quatre à cinq jours. Ou alors c’est que ses poils poussent vite. Parce qu’en haut du torse, s’échappant de sa chemise simili blanc, y’a une touffe qui sort et qui semble…

« Donc, bienvenu chez ASP Etudes ! »
Arf, c’est con y’avait encore à causer sur le gars. Pas grave, j’y reviendrai plus tard. Il me débite son discours sur la boîte, un peu d’histoire, que c’est une boîte qui a acheté d’autres boîtes, que ça se développe comme ça, y’a des synergies, et aussi des retours sur investissement et encore aussi des développements croisés et tout et tout. Bon, pas intéressant ça. Il m’explique le nom de l’entreprise : April Société et Partenaires que ça veut dire. C’est anglo-franco-germain et c’est le nouveau leader des Etudes en Europe. Ils regroupent des infos pour un peu tout le monde, entreprises, partis politiques, journaux et aussi particuliers. Puis après ils analysent, ils ont des outils qui mesurent les bruits et des choses de ce genre. Costaud. Sympa. Il dérive ensuite un peu sur le secteur, pourquoi ils sont leaders, puis l’esprit de l’entreprise, sa philosophie, son éthique, comment elle considère ses salariés, etc. Rien qu’avec ça, je pourrais écrire un bouquin de 200 pages, donc j’ai fait court.

« On va faire un tour ! »
La découverte des services, des étages et des gens. Il a dit « gens » pour « salariés », peut-être une étourderie de sa part. Je me permets de lui en faire la remarque. Il m’explique que c’est passé dans le vocabulaire courant, que c’est comme ça. Premier tour à l’étage, un vaste opène spayce (avec l’accent s’il vous plaît) avec des ordinateurs et des « gens » au bout, chacun un peu courbé sur des tables un peu trop basses, grosses lumières sur les claviers, et des journaux partout. De grosses armoires chargées de dossiers de plusieurs couleurs. Il m’dit « Service de lecture », c’est de là que partent les infos. Au fond une salle de pause, non fumeur. On prend le couloir que j’ai traversé tout à l’heure et il ouvre une porte « Service média », des « gens » tout pareil que tout à l’heure mais ils ont des écouteurs, ils tapent sur leurs claviers, il y fait chaud et personne ne cause. On prend l’escalier, on descend au troisième. « Service des études ». Pas d’opène spayce ici, des petits bureaux fermés, y’a pas de « gens » ici, mais des chargés de dossiers, c’est eux qui étudient ce que les autres lisent, écoutent et voient. Un peu une élite ? « C’est ça, l’élite de l’entreprise ». L’étage est vaste, y’a aussi des salles de réunion, mais c’est pas un truc à visiter. On descend au second, service commercial et direction générale. Le top du must. On croise un grand gars tout sourire qui tape sur l’épaule en disant bonjour, c’est le directeur commercial. Un grand bureau, c’est celui du directeur général qui a donné son nom à l’étage, et un autre bureau plus petit, le RH.

« Je vous laisse entre ses mains expertes. A plus tard ! »
A plus tard ! C’est le moment de signer mon contrat. Parler un peu gros sous, horaires et tout le tintamarre. On en avait déjà un peu causé, en gros, des fourchettes, il fallait que tout ça soit confirmé par le directeur de la production. On allait voir ce qu’on allait voir. J’avais déjà croisé ce gars lors de mon premier et seul précédent rendez-vous avec la boîte de recrutement. Il avait l’air un peu tristoune, pas trop à sa place au milieu de toutes ces jeunes filles. Mais là, dans son bureau, il était resplendissant. Son cagibi était le parfait prolongement de son petit corps fade, il l’habillait impeccablement, la moquette semblait sortir de ses pieds, le bureau être une excroissance fabuleuse de son sexe, son clavier était ses mains et son écran ses yeux. Et sa lampe de bureau verdâtre lui faisait un genre d’accroche-cœur. Seule la chaise avec coussinet intégré était étrangère à cet univers, elle montrait son dossier à une large étagère, seul horizon que ce petit bout d’homme se permettait d’admirer. Il m’invita à m’asseoir d’un regard inadjectivable. Ce que je fis, avec élégance, faut pas déconner.

CDI, 35 heures, 1700 brut, 6h – 14h, avec une heure de pauses cumulées, panier repas, pas de chèques repas, un restaurant d’entreprise est à disposition, interdiction de fumer dans les locaux, pas d’autres contrats autorisés avec d’autres entreprises, possibilité de modifier les horaires suivant les nécessités de l’entreprise, possibilité de changer de lieu de travail suivant les nécessités de l’entreprise. Des questions ? Signez ici, et ici, et là et paraphez.