La nouvelle vie parisienne: vendredi, novembre 24, 2006

24.11.06

C'était pas prévu ça

« Fratres » d’Arvo Pärt. « Requiem » de Ligeti. « The Wolfman » de Robert Ashley. Si vous comptez bien ça fait presque une heure, une heure le cerveau à l’Ouest, les yeux en songe, près de 2000 battements des paupières, 3600 battements du cœur, 900 inspirations et expirations, 6 mouchoirs, et plusieurs dizaines de soupirs. Le temps, c’est surtout ce qu’on en fait, c’est comme ça qu’on le voit, comme ça qu’il file, on le bouffe, on le digère, on l’exgère, on fait des tunnels de soi dans sa pâte, comme des vers, on l’aère, on le nourrit, puis parfois ça s’effondre, on s’y débat, puis on remet le couvert. Indéfiniment. Le temps, ça s’absorbe, ça s’accumule en nous, comme le mercure, on le garde en soi, on s’en empoisonne. On est au bout de sa chaîne alimentaire, tout finit en nous, dans le foie, les reins, la rate, dans notre sang, sur notre peau, rien qu’est épargné, les yeux en sont striés de rouge. Puis ça picote, ça fait des trucs sur nous, ça fait bouger tout ça, par petites décharges, petites douleurs juste au-dessous du seuil de tolérance. Ca suinte.

Au bout d’une heure, je décide de bouger un peu, d’arrêter de me poser en victime, d’agir. « Il faut que je me lave », me dis-je à haute voix, pour bien me faire comprendre qu’à présent, il n’était plus question de se complaire dans la fatigue, la fièvre, l’hésitation. Je me fais couler un bain, y ajoute quelques sels, un peu de bain moussant, tombe mes fringues, et me plonge dedans. Paris est un immense Zoo, avec ses quartiers réservés, par familles d’animaux, et les espaces qui vont avec. Moi je vis avec les reptiles, de la classe des ophidiens, pas besoin de beaucoup d’espace, juste un peu de chaleurs et de quoi se nourrir. Et tout est chez moi à ma taille, ou presque. Ma baignoire est par exemple juste assez grande pour accepter mon buste et ma tête, mes jambes ne peuvent y entrer, j’y suis comme un serpent dans un sabot, je ne peux y mettre les pieds sans frissons. Donc je me réduis au maximum pour avoir le plus possible de peau dans l’eau chaude, je me recroqueville, écrase les plis de mon corps, rentre en moi-même, fait de cet espace minuscule mon œuf.

Puis commence le long rituel du lavage. Chaque parcelle de mon corps doit être lavée deux fois, des gestes précis, avec une quantité définie de savon, puis la même noix de shampooing, mes doigts exécutent un parcours prédéfini sur mon crâne, puis c’est au tour des dents, qui doivent être lavées chacune deux fois, en commençant toujours par les faces intérieures. Puis le rinçage, rien ne doit rester, pas une bulle, un jet continue d’eau, à une température égale, la moindre variation me met en colère. Tous les matins je m’applique à trouver le geste le plus complet, celui qui va m’éveiller réellement, qui atteindra la perfection, quand le tuyau de la douche garde une forme spécifique, sans contacts, le pommeau parallèle à mes pieds, la peau souveraine. Puis je sors de cette coque sur une sortie de bain immaculée, qui ne devra garder que la trace de mes deux pieds, sans goûtes alentour sur le sol bleu. Le séchage est le moment le plus intense. Plusieurs serviettes, chacune ayant une fonction précise, toujours la même, la moindre odeur m’étouffe, la moindre trace d’humidité doit être combattue, elle pourrait imprégner ma peau, la rendre molle, la déchirer, je ne peux pas me le permettre, ma peau ne doit jamais se décoller de mon corps, elle est ma seule protection, mon seul lien physique avec le monde extérieur. Elle est ma membrane fondamentale, elle empêche mes organes de sortir de moi, les enserre, les tient ensemble, vivants. Je dois rester intact.

Mais aujourd’hui, ça ne va pas. Les rituels sont mal exécutés, les gestes sont imprécis, je sens mal mon corps, je n’arrive pas à bien me laver, à bien me sécher, je sens ma peau malade. Il va peut-être falloir muer, déchirer tout ça, m’extirper, pour sentir ce nouveau monde, cette nouvelle vie. Je ne crois plus en ma peau. Je m’assieds, calme ma respiration, et décide de tout laver, d’arracher de la surface de mon appartement toutes les exhalations du temps passé, les scories de mon ancien corps. Je choisis quelques vêtements que je mets rarement, et me plonge dans cette tâche souveraine. Pendant deux heures, j’applique à toutes les surfaces les mêmes rituels de lavement, tout rendre impeccable, sain. Je commence par la salle de bain, j’en lustre tous les fers apparents, je brosse chaque joint, brique chaque carreau de faïence, et gratte tous les sanitaires. Puis la cuisine, je jette tout ce que j’ai pu acheter jusqu’alors, je dégèle le frigo et le congélateur, je les assainie, je jette tous les ustensiles trop usés, les verres ébréchés, puis je frotte le sol, décrasse les plaques de cuisson, jusqu’à ce que la mousse que j’en sors soit complètement blanche. Puis c’est le salon, j’enlève tout ce qui recouvre les meubles, les murs et le sol, je les passerai à la machine. J’aspire chaque fil de la moquette, pour qu’il n’y ait plus la moindre poussière, le moindre acarien, qu’il ne reste que la matière première inerte. Enfin la chambre, je sors tout, absolument tout ce qui peut passer en machine, chaque tissu est minutieusement inspecté, touché, vu, senti, puis mis dans des sacs, je passe l’aspirateur avec la même circonspection. Puis j’assemble tout ce qui est encore sale sur le pallier de l’appartement et me décide à tout emporter à la laverie, à tout faire maintenant. Puis je jetterai ce que je porte, là, ce sera ma mue.

Les quelques voisins que je croise me regardent à peine, ils n’osent pas commenter ce qu’ils voient, ces montagnes de linge que je porte difficilement, ils n’osent pas proposer leur aide, ils sentent que je fais quelque chose qui les dépasse tous, quelque chose de trop important, que je dois faire seul. J’utilise cinq machines à laver et tous les séchoirs. Et personne n’ose pénétrer cette chambre de purification, seuls les enfants osent me regarder, les adultes savent, ils savent parce que eux aussi ils ont fait ça, ils savent que la mue est une chose qui doit se faire seul, qui n’appartient qu’à soi, qu’il faut respecter, faire le silence, et craindre. Au bout de trois heures, tout est fini, je n’ai plus qu’à rentrer, tout reclasser, vivre enfin dans ma nouvelle peau et apprendre à l’aimer. Il est 19h. Je suis né.