La nouvelle vie parisienne: vendredi, janvier 26, 2007

26.1.07

Le tunnel

« This is it ! » En entendant sonner le réveil, j’ai ressenti une immense boule d’énergie dans mon ventre, une sensation que je n’avais plus eu depuis longtemps. Quelque chose qui fusionnait plusieurs sentiments, des sentiments forts, des sentiments pleins. Je commençais quelque chose ce jour-là. J’ouvrais un nouveau chapitre, je rencontrerai de nouvelles personnes, entrerai dans de nouvelles relations, découvrirai un métier dont je ne soupçonnais pas l’existence. Ça débutait. Et c’était bien. J’aurai pu faire différemment ce matin, j’aurai pu me lever différemment, faire mes premiers gestes différemment, prendre mon café différemment, puis me laver différemment, mais j’avais acquis toutes ces petites choses après tellement d’efforts, qu’elles semblaient naturelles, des automatismes incontournables, des évidences. Ça me permettait de ne pas trop m’en faire, ça me décomplexait, ça facilitait les choses. Je savais qu’une fois lavé et habillé, tout irait pour le mieux.

Pourtant, je devais apporter quelques petites variations à mes rituels matinaux. Je devais me raser, ce qui n’est jamais bien agréable. J’utilisais une crème qui mousse quand on l’étale, elle assouplit la barbe et protège la peau. Elle permet un rasage de qualité sans trop d’efforts. Enfin, c’était dans la pub. En vrai, ça m’irritait, le feu du rasoir était toujours aussi intense. Longtemps, je me suis servi d’un rasoir trois lames, mais avec mon chômage, il m’avait fallu revoir à la baisse la qualité de tous les objets de mon quotidien. J’employais donc des double-lames jetables, aussi efficace que les trois-lames, mais moins confortables. C’est le visage un peu rougi que je pris ma douche. L’eau chaude détendit ma peau, surtout les joues et le cou, parties très sensibles. Je restai quelques temps, les yeux fermés, à profiter du jet énergique et juste un peu trop chaud de mon pommeau directionnel.

Une fois bien séché, il me fallait m’habiller de manière « correcte », chaussures de ville, pantalon léger, chemise et veste, sans trop de chichis mais pas trop décontracté. Je savais que la première impression resterait longtemps, il faudra qu’elle soit excellente, qu’elle en dise juste assez sur moi pour pouvoir ensuite régler le tir. Les salariés d’une boîte sont comme des animaux en cage, ils voient tout en deux dimensions, la profondeur vient beaucoup plus tard, une fois qu’on est bien dans la cage, tous ensemble, qu’on a bouffé aux mêmes râteliers. Je savais ça d’expérience, je m’étais déjà fait avoir. Et puis il faut se présenter sans passions, ce sont les passions qui nous trompent en premier, elles mentent sur nous, nous font rentrer dans des catégories spontanées, et les salariés aiment bien les catégories. Il faut rester le plus longtemps possible dans les zones grises, celles du dernier arrivé, de l’impétrant un peu soumis, qui a le regard en dessous, qui montre un peu d’admiration pour le savoir faire illusoire des autres.

Pas de cravate. En prendre une et la mettre dans ma serviette. Une fois habillé, je me rendis compte que mes chaussures n’allaient pas. C’est important les chaussures, beaucoup de gens regardent d’abord les chaussures, elles sont pour eux une expression fondamentale de la personne qui se présente, une manière de juger et de catégoriser rapidement quelqu’un. Mes chaussures juraient avec ma serviette. Il m’en fallait d’autres. J’avisai une paire noire, qu’il me fallait un peu nettoyer. Ce que je fis. Une fois certain d’être prêt, je m’allumai une cigarette, regardai mes mèls puis commençait le rituel du départ. Cuisine, pour vérifier le gaz, chambre, pour voir si la fenêtre était bien bloquée, salon, pour que rien ne reste allumé, puis salle de bain, est-ce qu’un robinet coulerait encore ? Un paquet de Dunhill neuf, mon portefeuille, mon portable, un peu d’argent et des mouchoirs. Il me fallait acheter des billets de métro. Et c’était bon. Je refermai mon appartement et sortis.

Je croisai des voisins, pour la première fois depuis longtemps. Nous allions tous au turbin. Ce fut une sensation agréable, celle d’être redevenu normal, de rentrer dans le droit chemin. Je vis dans un regard une espèce de reconnaissance, du pareil au même, j’entrai dans une fraternité. Ma concierge me souhaita bonne chance, elle savait, depuis le temps. Les rues étaient constellées de parisiens et de banlieusards en marche vers leurs lieux de travail respectifs. Parfois en grappes, discutant ou le visage fermé. Les voitures se traînaient, certaines de ne pouvoir échapper aux feux rouges. Et moi redécouvrant tout ça, presque émerveillé d’être à nouveau vivant parmis mes congénères. Ma bouche de métro était en vue.

Les quelques pas qui me séparaient de la station Villiers me parurent plus difficiles à faire que d’habitude, chacun ravivait un souvenir de ces quelques jours passés depuis ma balade dans le parc. Je me parlais. Mes lèvres bougeaint légèrement. Un rictus qui ressemblait à un sourire, c’était ma rencontre avec cette inconnue, c’était ce qu’il m’en restait, un rictus un matin, de mon premier matin de reprise du travail, et cet artiste un peu râté, c’était une ride au coin de l’œil, et tout ce temps à m’imaginer ce qu’était ma vie dans cette calme solitude, c’était ce dos légèrement voûté. Toutes ces choses étaient avec moi, sur le quai, à attendre ma rame. Tous les jours qui suivront celui-ci seront les mêmes, les mêmes trajets, les mêmes personnes, les mêmes bruits, avec des intensités un peu différentes, suivant le calendrier des vacances scolaires, et tous les jours, il y aura ce ver, ce ver gigantesque qui vit dans le ventre de Paris et qui m’amène dans mon tunnel, le tunnel dans ma vie rêvée, ma nouvelle vie parisienne.