La nouvelle vie parisienne: vendredi, janvier 19, 2007

19.1.07

Un lundi soir sur la terre

C’est un moment très particulier de la semaine le lundi soir, dans cette petite salle enfumée, dégorgeant de monde, pleine de mots. On s’y retrouve, et qui passe devant jette toujours un œil car on ne sait jamais. On s’y croise pour la première fois dans le quartier, on s’y reconnaît, puis on boit ensemble. C’est une intersection entre la vie laborieuse et la vie oisive, entre deux rues incomparables, entre générations, entre le calme de la journée et l’enthousiasme du soir, entre hommes et femmes. Ça mélange et ça rapproche, tout en mettant cette petite distance imperceptible au départ, car nous sommes tous trop proches, mais qui grandit parce que là est mon territoire et si je suis là ce n’est pas parce que j’aime l’humaine nature, sa profondeur incommensurable, sa beauté irréfragable, mais parce que je veux baiser ! Et je vais choper dans ce bar, si tu me lâches la grappe. Bois dans ton coin et me soule pas dans ma chasse ! Non, mais. Hein ?

Alors ? Alors… Alors on fait avec un peu tout ça, et les grognements, et les regards libidineux, et la crasse, et voilà, la vie telle qu’elle est, ici, avec des lois qui sont les siennes, là, à ce moment, mais on sait tous et qui se met là sait où il se met, et qui va au bar sait où il se met. Ça ne dit pas les mêmes choses, avec le même ton, position du torse, des jambes, frôlements, et regard en dessous, ou de côté. Alors oui, c’est bien, ça vit, ça bouge, c’est sympa comme tout, mais faut pas regarder en dessous et faire un peu semblant qu’on va se retrouver pour discuter tranquille autour d’un verre et… j’arrête parce qu’ils arrivent.

« Salut, Ô front de la culture ! »
« Yep ! »
Ce sont nos cris de ralliement, références, signes de reconnaissance, qui mettent à l’écart, en les disant, tout ce qui nous entoure, nous constituons un espace aussi grand que porte nos voix. Et dans ce lieu, c’est bien peu de chose. Nous sommes installés au bar, à gauche en entrant, derrière une fine colonne, un coin protégé, qui peut contenir quatre personnes, nombre que nous dépassons le moins possible. Trois étant l’arèté de la conversation, car toujours en déséquilibre, toujours en mouvement, la parole à trois n’est jamais arrêtée.
« T’es seul tout ? »
« Y’a 33% qui va débarquer »
« J’ai déjà commencé à grignoter »
Dans ces moments, je me sens apaisé, comme en prière, en communion avec quelque chose. Y’a de la transcendance dans tout ça, dans cette couche en suspension, y’a des p’tits filets d’air qui font des remous vers le haut, des p’tits tourbillons qui me reposent l’âme, que je contemple un peu, et avec lesquels je joue en passant la main ou en soufflant dessus. Juste au niveau des yeux. Une émotion qui flotte mais que j’atteints jamais vraiment, parfois l’œil qui s’humidifie quand un peu de cette poussière rentre dedans, un mot, une image, un son. C’est ça discuter pour moi, c’est avoir la tête dans le même brouillard de mots.
« Bon alors c’est fini le farniente ! »
« Santé ! »
Y’a toujours plus à dire dans certains moments, alors on cherche le mot qui va bien, qui à l’équilibre qui se joue entre les syllabes et les silences apportera un petit mouvement qui ne tient qu’à soi, qui est sa trace dans la bulle sonore qui nous contient tous, un petit in-put comme le battement de l’aile du papillon, qui peut tout faire basculer, qui est soi irrémédiablement. Je sais que je peux modifier l’ordre de l’univers en quelques actes précis, je sais que c’est possible, je le sais parce que c’est évident, tout ce qui existe a un point faible qu’il suffit de trouver, je cherche ce point faible dans l’univers et il ne peut être qu’en moi, c’est là que peut commencer l’effondrement général de tout ce qui existe. Un point en moi qu’il faut que je trouve.
« Et comment va ta copine ? »
« Elle est rentrée chez ses parents pour les vacances »
Ce n’est pas toujours si simple, il faut parfois saper l’édifice en creusant à certains endroits, pour faciliter l’acte final, le dernier trou qui va tout craqueler. Et peut-être s’asseoir et regarder la faille s’agrandir jusqu’à ce que les premiers morceaux de l’ensemble s’écrasent sur soi. Et s’ensevelir.

Assez vite nous nous sentons tous fatigués, soit parce que c’est lundi soit parce que c’est encore un jour comme un autre ; cette régularité nous affaiblit, ça nous gratte tous, toutes ces journées travaillent comme des termites le bois, ça creuse, ça part en poussières, et ça fragilise. Nous avons tous notre colonie, plus ou moins dynamique ou affamée, qui nous fait des bruits dans la tête, il n’y a pas beaucoup de traitements contre ça, on imagine qu’en utilisant certains poisons on luttera contre l’infestation, mais l’efficacité de ces traitements reste à prouver. L’alcool, l’herbe, le travail, le sexe, on cherche un truc qui va circonscrire ce temps qui passe à une zone de notre bulle, pour préserver le reste.