La nouvelle vie parisienne: jeudi, août 23, 2007

23.8.07

« Vous puez tous ! »

La ligne La Défense – Château de Vincennes est un peu moins ras-la-gueule que ce matin. Y’a du monde, c’est indiscutable, mais entre chacun de nous, il existe un espace suffisant pour permettre de développer certaines attitudes, comme s’étirer, se gratter le coude ou encore changer nos pieds de place. Ces milliers d’alvéoles permettent également une meilleure circulation de l’air et, avec lui, les odeurs produites par tous les corps assemblés dans ce vaste espace se mélangent facilement, s’affrontent parfois, se confondent souvent. Les bulles explosent, seules les plus petites ou les plus solides peuvent résister. A force de frottements certaines se sont durcies, enfermant ceux qu’elles protègent. Ma bulle est encore vaste et souple, dès la fermeture des portes elle a explosé, me laissant dans un état de quasi-nudité imaginaire, offert à ces vents dont je causais tantôt, ces vents d’odeurs. Et j’ai été extrêmement surpris. Je suis très sensible aux odeurs, fortes ou légères, j’arrive à peu près à définir ce qu’elles sont et d’où elles viennent. Je ne suis pas Grenouille mais j’ai dû louper ma vocation, et la clope n’a pas aidé, il faut bien le dire. Bon.

Je suis en queue de rame, le vent vient du museau de la rame, il passe par ces milliers d’alvéoles, il m’amène toutes ces odeurs, éh bien croyez-le ou non, le résultat de ce mélange fût un début d’érection impossible à maîtriser. Même maintenant, je ne me l’explique pas. J’ai bien sûr une vague idée, pour faire simple, il devait y avoir dans cet appareil olfactif un ingrédient réellement érotique, de ces odeurs animales dont le cerveau est si friand. Parce que une fois cette odeur décrite, vous ne pourrez même pas imaginer qu’il puisse en résulter autre chose que du dégoût. Un mélange de rance, de piquant, d’odeurs passées comme les couleurs peuvent l’être, des fragrances déflagrées dont les molécules auraient muté transformant la forte odeur du jasmin en urine et la fraîcheur de la pomme en calva éventé. C’est ceci que j’avais dans le pif quand mon regard se posa sur une loque. Je sais le terme indigne, alors j’ai cherché un équivalent un peu plus respectueux, genre un sans-abris en déréliction, un SDF au fond du trou, ou encore un être humain perdu dans sa misère, mais dans cette machinerie qui broie nos nudités dans ses créneaux industriels, comment appeler autrement les pièces défectueuses mises au rancart ? Je vous l’demande !

Donc une loque. Une femme. Plusieurs couches de vêtements indescriptibles car sans formes ni couleurs. Seuls dépassaient son visage et sa main gauche. Sous une capuche trouée de laquelle sortaient quelques touffes de cheveux vaguement blonds, des yeux rapprochés fixant le vide, un nez d’une mocheté sans complaisance, qu’une croûte reliait à une bouche dont j’avais du mal à fixer les véritables limites, mais qui dans sa partie gauche était largement descendante. Un menton pointu achevait ce faciès dans sa course à la gravitation terrestre. La main qui sortait de l’amas de fripes était sale, d’un noir à peu près uniforme ce qui rend sa description plus que difficile. J’orientai mon nez dans sa direction. Le choc qui suivit n’était pas dû à l’odeur elle-même, c’était tout simplement infect, mais j’ai eu un flash. Parmi toutes les personnes présentes, elle était la seule à avoir son odeur à elle, même si, je vous l’accorde, la misère a cette odeur si particulière, mais son odeur était là, définitivement, quand chacun de nous autres ne l’avions que passagèrement, dérisoire tentative de camouflage de ÇA !

Ânculé ! Cette idée me plongea dans un abîme de je ne sais quoi mais ça me faisait flipper grave. Nos vies sont veillées par une chose semblable, elle a tout son temps la chose, pas pressée qu’elle est de réussir, puisque justement elle est rien, presque littéralement. Un genre d’antimatière sociale qui a de fait la même masse que la matière sociale. Cette personne à elle seule valait l’exact inverse de toute la rame, j’étais son -173ième (à vue de pif). Et elle gagnait tout sans même jouer quoi que ce soit, puisqu’elle n’avait rien. Vous voyez ? Tout ça pour dire, que les shakras ouverts par les odeurs de la rame, ce filet d’érotisme et cette dose de misère, ça m’a un peu remué, et j’ai loupé ma correspondance. Alors au lieu de prendre le métro en sens inverse ou attendre la correspondance avec la ligne 13, je décidai de sortir à la station Georges V, et faire le reste du trajet à pied, ce qui n’est pas la mer à la boire pour un gars comme moi habitué à marcher des heures dans Paris.

Je pris place en face des portes, attendant leur ouverture pour me précipiter vers l’extérieur, et profiter enfin de la douce odeur de la pollution parisienne. Juste avant qu’elles ne s’ouvrent, un hurlement erraillé transperça le doux bruit des freins.
« Vous puez tous ! »
Mon cerveau de put traduire tout de suite ces quelques mots. Il lui fallut quelques secondes, peut-être deux ou trois, pas plus, mais quand on sait les millions de connexions qui se font par seconde dans un crâne, ça fait une chiée de temps. Les dernires crissements des freins se firent en écrasant le silence de la rame. Je n’osai me tourner. Mais je croisai avant de franchir la porte de la rame un regard qui me fit regretter de l’avoir croisé. Un jeune homme souriait à ce qui lui semblait être une farce. Son regard disait « Et elle, elle s’est sentie ? » La nausée m’en est restée jusqu’en haut des escalators, et ses derniers restes ne se dissipèrent qu’une fois sur les Champs.

Il pleuvait.