La nouvelle vie parisienne: mercredi, décembre 13, 2006

13.12.06

De l'art de la conversation

“Vous avez vu le PSG. Ça faisait longtemps, hein ?”
Une voix juste à côté, un peu en arrière qui me disait “6 à 0, face à l'OL c'est fou !” Je plaque l'œil un peu sur les bords et devine une forme plutôt imposante. “6 à 0 ! Quelle avoinée !” Je présente un bout de sourire et répond une bafouille affirmative. “Et dire qu'il y a deux ans…” Je passe un peu les détails, mais tout le speach qui suivait tournait autour de ça, la victoire du PSG, et sa première place et que ça faisait du bien. Le foot, tout le monde peut en parler, ça fait du lien. Facilement. Alors je tourne un peu mon buste et commence une discussion générale sur le football, que ça va mieux depuis quelques temps, que les matches sont redevenus intéressants à suivre, que le championnat français revenait de loin, que ça valait la peine de s'abonner au stade. C'était le retour des héros. Ma bière finie, je commençais le rituel d'éjection des lieux, sur un dernier échange sportif. J'espérais. Mais mon voisin, il se sentait bien de continuer à parler un peu, me propose une autre bière, que c'est dimanche, que ma foi y'avait le temps. J'opine un peu gêné, et me transfère à sa table.

Avec le foot on tient pas des heures non plus, assez rapidement, nous avions épuisé le sujet, donc direction le quartier, la vie locale, et un peu de politique. On n’était pas trop éloignés ma foi, quelques petits détails, mais presque rien. Et sur le quartier, il était costaud le gars, ça faisait un moment qu’il vivait dans le coin, il savait l’histoire de plein de bâtiments, et des commerçants aussi. Depuis 20 ans il vivait là, rue de Saussure, il avait vu le quartier évoluer et devenir un peu branchouille, il a vu les plus défavorisés poussés toujours plus loin, vers Brochants et la p’tit banlieue. Y’a encore quelques endroits préservés, un pâté de maisons par-là, une ruelle par-ci, mais plus grand-chose de la vraie vie de quartier d’avant, de ses débuts. Il avait une galerie à 200 mètres, il l’a revendu le local, qu’est devenu un restau japonais, quand c’était le plein boom, y’a une p’tite dizaine d’années. Et depuis, il est salarié chez un assureur, il se traîne, doucement en attendant de ne plus avoir à bosser, il attend la retraite, mais c’est pour dans plus de vingt ans. Il savait qu’il avait plus vraiment les moyens de faire autre chose, il faisait le dos rond, et pour s’occuper, ben il peignait un peu. Y’a deux ans, une galerie vers Nollet a présenté quelques uns de ses tableaux, pas un gros succès. Mais il avait remis un pied dedans. Depuis, il avait repris un peu d’espoir, qu’après tout, ça pouvait encore changer. Mais il y croyait pas plus que ça.

Ils étaient nombreux dans sa sitution, des anciens des arts qui se retrouvaient à palper un salaire de fin de mois, parce que la bohème, c’est épuisant, qu’il faut avoir les reins solides, et l’envie, surtout l’envie, y croire, mais bien, dur comme fer, pas d’alliage, que du solide, du pur. “Faut être un pur” il répétait. Y’en a qui veulent continuer alors que ça passe pas, qu’y a rien qui en sort, ils continuent, s’obstine, jusqu’à ne plus pouvoir revenir en arrière et peut-être tout gâcher. Toujours continuer, quand tout dit qu’il faut au moins faire une pause, reprendre son souffle. Jusqu’à l’épuisement y’en a qui vont, jusqu’à plus pouvoir reprendre un brin d’air, étouffé par la volonté d’imposer ce petit quelque chose de sublime qu’ils ont en eux, à tous, au monde, cracher le ça qu’ils ont dans les entrailles et en foutre partout, s’exploser au monde, et tout envoyer chier. Magistralement. Rien à branler du reste, peuvent creuver, ils s’en branlent, c’est pas eux qu’est important c’est ce truc-là plus fort que tout, un truc qu’ils portent, ils sont venus au monde que pour l’accoucher leur truc-là, juste mettre une empreinte qu’ils sont venus au monde, en bas, à droite, dire que c’est eux qui ont porté ça, j’étais là ils disent en faisant ça, et c’est moi qui l’avait dedans.

Bon, il était pas de cette lignée, il avait pas un truc gros comme ac en lui, juste une sensibilité, et une technique qu’avait l’air pas commune. Il m’en disait juste assez pour que j’ai envie d’en voir plus. C’était ma petite surprise du dimanche, un genre de cadeau inattendu, qui fait bien plaisir. Et qui peut aller plus loin parce que ça inspire des rencontres un peu fofolles, décalées. J’avais presque envie de m’y mettre à la création, histoire de savoir si moi aussi j’avais un truc, si j’étais pas condamné aussi au salariat sec, sans rémission possible, peut-être après tout moi aussi je pouvais peindre, ou sculpter, ou écrire des trucs et des machins, et même signer en bas à gauche, et reprendre malgré tout le chemin de tout le monde, laisser une petite trace. Il me proposait en pleine rêverie de passer pas loin d’ici, voir un pote à lui qu’est aussi dans l’art, mais qui s’en sortait mieux, parce qu’il avait fait attention dès le départ à pas se mettre dans le rouge. Soit.

On règle nos consos, laissant au serveur la libre jouissance de la table et des chaises, et du sol qu’est dessous. Nous partons tranquillement vers le haut de Lévis, on traverse l’avenue, on fait quelques coins et on entre dans une brasserie ridiculement petite, juste de quoi acceuillir un bar et une dizaine de tables, et le double de chaises. Au bar un gars qui sirote un blanc, derrière le serveur, avec moustache et clope, qui commente le Parisien du jour. Une table occupée, vers le fond. Après un petit salut à la cantonade, on se dirige vers une table vide encore un peu plus au fond. “Va pas tarder” On était arrivés juste un peu trop tôt, à un quart d’heure ça devait se jouer. Comme on devisait depuis le début sur un train soutenu, cette attente n’était aucunement gênante. Le changement de cadre était même bienvenu. Ca faisait longtemps que j’avais pas profité d’un bon vieux bar populo, tout pénard, sans excès. La bière à deux euros, comme au bon vieux temps. On trinque et se remet à blablater. Une demi-heure plus tard, toujours pas du gars en question, juste un nouveau consommateur au bar. Inquiétude, regardage d’heure, consultation de messagerie. “Ca lui ressemble pas” qu’il dit. On s’accorde encore une demi-heure avant de décamper, on avait d’autres choses à faire, même s’il était difficile de leur accorder la moindre importance, on a toujours des choses à faire, le tout c’est de ne jamais les considérer plus que de raison. Fallait faire des choses pour passer le temps. Rien de plus.