La nouvelle vie parisienne: mardi, avril 10, 2007

10.4.07

Tu vas pas le croire !

« Ouais ! C’est ouvert. Entre. »
Ben, je m’exécute. Je baisse la poignée, je pousse la porte, mais ça ne marche pas, alors je tire la porte, et elle s’ouvre. Mon geste est un peu trop vif, mon pied bloque la porte, la rencontre est violente, on peut le dire, donc la porte marque un petit retour qui me fait lâcher la poignée. Je rattrape le coup in extremis, refais le même mouvement de traction mais cette fois-ci sans que mon pied n’intervienne. J’achève mon geste avec une certaine noblesse, et entre d’un pas décidé dans le bureau enfumé de mon nouveau taulier. Il est surpris. Il ne semblait pas s’attendre à mézigue sous ses yeux. Je lui souris, lui non, je vais pour lui parler, mais lui déguaine plus vite « Qui vous z’êtes ? » Je me présente, son rencard de 09h00, une embauche, un nouveau, un impétrant, tout frais après des mois de chomedu, prêt à l’ouvrage, deux doigts sur la couture, bref un salarié exemplaire, modèle, bien sous tous les rapports, et surtout présent. Il m’invite à occuper une chaise cise en face de lui, et il lâche enfin un sourire.

« Je vous avais oublié »
Pas d’problème, c’est normal, beaucoup de boulot, j’comprends, ça m’va, pas d’lézard, tout baigne, tip top, d’la balle, cool. Ça met tout de même dans une certaine ambiance. Certainement que ces gens-là doivent user pas mal de salariés, ou bien, ou bien ils sont en période de recrutement. Ce qui explique ma présence ici, puisque après une dizaine de mois d’envois de CV un peu partout dans Paris, ce boulot est le premier à se présenter sous la forme concrète d’un contrat. Ils embauchent massivement, ils raclent les fonds de l’ANPE, et rameutent tout ce qui a bac + beaucoup, qu’est pas cher et qui sait manier la langue de Delerm. Je prends siège et m’apprête à l’écouter.

« J’ai deux trois choses à faire, ensuite je suis à vous »
Bien, bien. Très bien, allez-y, prenez votre temps, de toute manière je suis là jusqu’à 17h00, donc j’ai vraiment tout mon temps. Voilà, voilà. Je vais vous décrire tout ça, puisque j’y suis. Le bureau, il est un peu en bordel, mais c’est encore potable, y’a sa bécane qui prend une belle place, un joli écran plat mais placé de telle sorte qu’assis face à mon boss, impossible de voir ce qu’il y a dessus, il a même pris la peine de le décaler encore un peu pour que je ne puisse pas y jeter un œil. Il est prudent, ou parano. Qu’est-ce que j’en ai à branler de son écran après tout ! Pour lui c’est important. Soit. Le gars maintenant. Pas folichon, grosse tête, putain de voix grave, la bouche un peu tombante surtout côté gauche, des dents détruites par la nicotine et le goudron, des petits yeux avec une petite broussaille au-dessus et surtout, une touffe de poil qui a réussi à échapper à son rasage approximatif du matin. C’est pas un habitué de la chose donc, je dirai, au bas mot un rasage tous les quatre à cinq jours. Ou alors c’est que ses poils poussent vite. Parce qu’en haut du torse, s’échappant de sa chemise simili blanc, y’a une touffe qui sort et qui semble…

« Donc, bienvenu chez ASP Etudes ! »
Arf, c’est con y’avait encore à causer sur le gars. Pas grave, j’y reviendrai plus tard. Il me débite son discours sur la boîte, un peu d’histoire, que c’est une boîte qui a acheté d’autres boîtes, que ça se développe comme ça, y’a des synergies, et aussi des retours sur investissement et encore aussi des développements croisés et tout et tout. Bon, pas intéressant ça. Il m’explique le nom de l’entreprise : April Société et Partenaires que ça veut dire. C’est anglo-franco-germain et c’est le nouveau leader des Etudes en Europe. Ils regroupent des infos pour un peu tout le monde, entreprises, partis politiques, journaux et aussi particuliers. Puis après ils analysent, ils ont des outils qui mesurent les bruits et des choses de ce genre. Costaud. Sympa. Il dérive ensuite un peu sur le secteur, pourquoi ils sont leaders, puis l’esprit de l’entreprise, sa philosophie, son éthique, comment elle considère ses salariés, etc. Rien qu’avec ça, je pourrais écrire un bouquin de 200 pages, donc j’ai fait court.

« On va faire un tour ! »
La découverte des services, des étages et des gens. Il a dit « gens » pour « salariés », peut-être une étourderie de sa part. Je me permets de lui en faire la remarque. Il m’explique que c’est passé dans le vocabulaire courant, que c’est comme ça. Premier tour à l’étage, un vaste opène spayce (avec l’accent s’il vous plaît) avec des ordinateurs et des « gens » au bout, chacun un peu courbé sur des tables un peu trop basses, grosses lumières sur les claviers, et des journaux partout. De grosses armoires chargées de dossiers de plusieurs couleurs. Il m’dit « Service de lecture », c’est de là que partent les infos. Au fond une salle de pause, non fumeur. On prend le couloir que j’ai traversé tout à l’heure et il ouvre une porte « Service média », des « gens » tout pareil que tout à l’heure mais ils ont des écouteurs, ils tapent sur leurs claviers, il y fait chaud et personne ne cause. On prend l’escalier, on descend au troisième. « Service des études ». Pas d’opène spayce ici, des petits bureaux fermés, y’a pas de « gens » ici, mais des chargés de dossiers, c’est eux qui étudient ce que les autres lisent, écoutent et voient. Un peu une élite ? « C’est ça, l’élite de l’entreprise ». L’étage est vaste, y’a aussi des salles de réunion, mais c’est pas un truc à visiter. On descend au second, service commercial et direction générale. Le top du must. On croise un grand gars tout sourire qui tape sur l’épaule en disant bonjour, c’est le directeur commercial. Un grand bureau, c’est celui du directeur général qui a donné son nom à l’étage, et un autre bureau plus petit, le RH.

« Je vous laisse entre ses mains expertes. A plus tard ! »
A plus tard ! C’est le moment de signer mon contrat. Parler un peu gros sous, horaires et tout le tintamarre. On en avait déjà un peu causé, en gros, des fourchettes, il fallait que tout ça soit confirmé par le directeur de la production. On allait voir ce qu’on allait voir. J’avais déjà croisé ce gars lors de mon premier et seul précédent rendez-vous avec la boîte de recrutement. Il avait l’air un peu tristoune, pas trop à sa place au milieu de toutes ces jeunes filles. Mais là, dans son bureau, il était resplendissant. Son cagibi était le parfait prolongement de son petit corps fade, il l’habillait impeccablement, la moquette semblait sortir de ses pieds, le bureau être une excroissance fabuleuse de son sexe, son clavier était ses mains et son écran ses yeux. Et sa lampe de bureau verdâtre lui faisait un genre d’accroche-cœur. Seule la chaise avec coussinet intégré était étrangère à cet univers, elle montrait son dossier à une large étagère, seul horizon que ce petit bout d’homme se permettait d’admirer. Il m’invita à m’asseoir d’un regard inadjectivable. Ce que je fis, avec élégance, faut pas déconner.

CDI, 35 heures, 1700 brut, 6h – 14h, avec une heure de pauses cumulées, panier repas, pas de chèques repas, un restaurant d’entreprise est à disposition, interdiction de fumer dans les locaux, pas d’autres contrats autorisés avec d’autres entreprises, possibilité de modifier les horaires suivant les nécessités de l’entreprise, possibilité de changer de lieu de travail suivant les nécessités de l’entreprise. Des questions ? Signez ici, et ici, et là et paraphez.