La nouvelle vie parisienne: vendredi, janvier 05, 2007

5.1.07

C'était donc ça...

Je marchais au milieu des vignes, le soleil était chaud, l’air était doux, je sentais mon corps au repos. J’étais bien. Pourtant, je pouvais entendre au loin le tonnerre. Au loin, mais pas un seul nuage. Et le tonnerre devenait de plus en plus fort, jusqu’à me vriller les tympans. C’était le téléphone qui sonnait près de moi. Je le pris et bafouillai un « allo ? »

« Bonjour, ici Mme M. de l’entreprise T. Je vous appelle suite à l’entretien que nous avons eu il y a quinze jours. Voilà, je voulais vous confirmer que votre candidature avait été acceptée et je voulais savoir si vous étiez susceptible de commencer votre contrat ce mercredi. » Confirmation indeed, grand sourire au téléphone, superlatifs en tout genre. Noël ! Noël ! Il était 10h15, le début de la fin commençait, ou le commencement du début de la fin de quelque chose était en marche. Dans deux jours, je serai de nouveau comme tout le monde, je n’aurai plus toutes ces heures à tuer à attendre que des événements adviennent. Je serai enfin occupé. Heureux d’être de nouveau indisponible.

Je me réallongeai béatement. Toute l’énergie que je canalisais pendant cette période de jeûne laborieux partit soudain de moi en désordre, un immense flash de chaleur, la respiration irrégulière, le cœur en campagne, les jambes tendues et une irrépressible envie de pleurer. Je décidai de laisser parler tout ça, d’atteindre un nouvel équilibre, la possibilité de continuer à faire des choses sans avoir à les penser, que ce soit mon corps qui guide tout. Je partai inévitablement de ce principe que peux de choses nécessitaient de faire des choix, que dans la majorité des cas, il fallait laisser filer, faire que les choses se fassent d’elles-mêmes, comme par l’opération d’un truc supérieur, qui dépasse tout. Inutile de réfléchir à comment je vais marcher dans la rue, je marche, un point c’est tout, il en allait de même pour toutes les autres actions, elles se font parce que c’est ainsi, ce sont des réflexes. Trouver du travail c’était autre chose, je devais m‘efforcer de. Et parfois, on trébuche, comme hier, mais je pensais cela comme une inaction volontaire, un moment qui est passé parce que intérieurement je faisais quelque chose en conscience, me concentrant sur les pas en cours je ne voyais pas le paysage, ne sentais pas l’air, n’écoutais pas les bruits. J’avais fait un bout de chemin le regard en dedans, inattentif à ce qui se passait au dehors, là, à côté, presque contre moi.

Donc je pleurai. Ce soulagement immature me semblait beau, que je sois comme ça pris dans un tourbillon, ça me faisait kiffer, c’était de la jouissance brute. J’étais bien dans ce truc de désespoir, d’émotion qui s’exprime, qui décharge, un trop-plein, j’atteignais un point important, le centre de la boucle du nœud, je devais en profiter un maximum car je savais qu’avant de me retrouver dans ce même instant, il me faudrait peut-être des années, et un nouveau cheminement complexe, reconstituer un réseau d’instants, d’émotions, de paroles, qui se concentrerait dans une pelote pour donner ça, cet éclair. J’avais déjà atteint ce degré de réalisation et je me souvenais encore de la descente qui suivit. Le gouffre qui m’attend, je le connaissais. Mais pour le moment, je jouissais. Et c’était bien.

Tout ça n’a pas duré bien longtemps. Peut-être un quart d’heure. J’avais devant moi deux pleines journées de liberté. Je n’avais aucune obligation, rien à faire, j’étais dans une espèce de prologue, ou de préface, pas la peine de lire, de passer par là, je pouvais faire le choix de me concentrer dessus, de parcourir avec attention ce moment, ou de laisser couler, de suivre du regard les lignes inscrites sans trop les déchiffrer. Feuilleter ces moments la tête dans les nuages. Deux jours donc.

Il fallait avertir tout le monde de cette bonne nouvelle. Mes parents d’abord, ensuite mes amis, et puis mon ancien employeur qui s’inquiétait de ce que je devenais. Expliquer ce que j’allais faire ne fut pas très simple, car je ne savais pas moi-même exactement en quoi cela allait consister. Mais en gros je devais remettre en forme des données accumulées sur des sujets divers pour une entreprise qui vendait des contenus sur plein de domaines à d’autres entreprises. Il y avait un peu de tout : habitudes de consommation et opinions de consommateurs, des tests de produits très variés, des classements d’entreprises et beaucoup de chiffres. Il fallait faire des statistiques et ensuite les expliquer pour permettre aux entreprises clientes de gagner plus d’argent grâce à nous. Voilà.

Comme tout le monde travaillait à cette heure-ci les appels furent rapides, parfois je laissais un message, parfois j’expliquais en deux mots ce que j’allais faire. Seul mon ancien employeur avait plus de temps, et c’était certainement à lui que j’avais le moins de choses à dire. Après de longues félicitations et que c’était normal, que j’avais toutes les qualités requises pour réussir, qu’il avait eu beaucoup de plaisir à travailler avec moi, il se souvint avoir déjà rencontré un des patrons de ma nouvelle boîte et qu’il était sympa et que je devais lui transmettre ses amitiés si je le voyais. Une fois le combiné reposé, je ne pus m’empêcher de penser combien ces gens-là étaient hypocrites que si j’étais tel qu’il me décrivait pourquoi n’avait-il pas cherché à me garder en me payant un peu mieux ? C’étaient des encouragements qui ne valaient même pas la salive qu’ils sécrètent.

Je me mis à la recherche d’un rituel satisfaisant pour marquer en toute connaissance de cause ce moment, ma foi, important. Un bain, avec de la mousse, des sels spéciaux, puis un bon rasage, coupage d’ongles, ponçage des cals aux pieds, lavage en profondeur des dents et même un café clope dans le bain, chose rarissime. Et puis un restau pour moi tout seul, celui que je préférais et aussi un tour à la FNAC. Et un cinoche aussi. Un verre dans un bar sympa, avec des potes. Tout ça m’amènerait vers huit heures du soir, soirée pizza et puis on verra sur le moment comment tout le monde se sent. Et puis des résolutions. Il fallait que je trouve des résolutions à prendre, une direction. Je sortais d’un immense espace de liberté, quand tout était possible. A présent, moins de choses seront possibles et il me faudra faire des choix. Je le voyais comme ça. Des choix, pas de vie, mais comment dire, me limiter à quelques chemins. Je ne me sentais pas de rester seul, il me fallait une présence, quelqu’un avec qui partager des choses. Donc plus qu’une présence en fait, mais pas trop non plus. La réapparition de la régularité dans ma vie devait avoir pour conséquence logique la stabilisation sentimentale. Je n’étais plus dans la singularité.

Quand on est seul et sans travail on n’est rien, en fait, on est quelqu’un qui n’a pas de travail avant tout, chômeur, le reste est sans importance. A partir du moment où on a un travail, mais qu’on est seul, on devient célibataire et de fait il faut sortir de cet état pour être en couple. Et toute la vie parisienne c’est cette course contre le célibat, c’est l’appartement plus grand que permet la vie à deux, les soirées avec les potes de l’autre, et la séparation d’avec cette vie réellement imaginaire des gens que l’on croise dehors. Car si jusqu’à présent j’avais fait des rencontres, c’était parce que je n’étais pas vivant pour la vie parisienne, j’étais un fantôme, comme un second soi à qui l’on parle quand on est seul, une chose éthérée qui n’est rien en soi, que l’on investit de ce que l’on veut. J’étais la vie rêvée de Paris.