La nouvelle vie parisienne: mercredi, janvier 24, 2007

24.1.07

Vivement demain

Le lendemain me trouva d’humeur primesautière. J’avais devant moi le dernier jour de vacances avant longtemps. Toutes les semaines qui allaient suivre demain seraient toutes semblables, ennuyeusement semblables. Je devais dont me servir de ce dernier jour avec le plus de légèreté possible, je devais le gâcher avec désinvolture. Tous ces jours utiles qui vont arriver ! Tous ces jours où je ferai quelque chose, je produirai, je gagnerai de l’argent, pour mon loyer, pour mes factures, mes clopes, et mes loisirs. Quelle pauvreté ! Je vais gâcher mon temps pour d’autres quand je pouvais encore le gâcher pour moi. Cette perspective me démoralisa quelque peu, mais j’avais une envie folle de ne rien faire qui puisse gêner un tant soit peu la douce harmonie qui jouait encore en moi. Je ne ferai rien aujourd’hui. Absolument rien, je construirai le vide autour de moi, et en moi. Un vide complet, sans aucune scorie, sans aucun bout de quelque chose. Je serai un trou, un immense trou, sans mesure, sans dimensions que mon corps. Et ce corps, je le laisserai dans son coin, affalé, sans mouvements que les spasmes nécessaires à son fonctionnement souverain. Je ne lui donnerai aucune direction, il pourra faire ce qu’il voudra, je ne voulais pas m’en soucier. J’avais une journée devant moi, j’allai la faire durer impeccablement.

Donc me voici allongé sur mon canapé, je regarde mon plafond. Ça faisait longtemps que je n’avais pas regardé mon plafond, je n’en connaissais pas toute la surface, je me lançais dans une étude approfondie de sa plateur, de ses traces, une petite toile d’araignée délaissée sur un bord, une tâche d’humidité près du plafonnier, quelques fissures qui tentaient de se rejoindre, formant une carte imaginaire des déplacements des masses du voisin du dessus, un souvenir des mouvements de tout l’immeuble, les reliquats de toutes ces années de présence de cet appartement dans ce bâtiment, dans Paris. J’imaginais les petits tremblements causés par le métro, les rares fois où la terre a tremblé, les meubles qui ont été déplacés au dessus, et les coups sur les murs. Puis la vie des araignées qui sont passées par là, leurs trajets, ce qu’elles ont pu trouver comme mouches et autres insectes volants ou rampants. Et les ampoules grillées. Et les couches de peinture. Et le dernier coup de balai passé avant que ne m’installe ici. Tout ça se mêlait dans un souvenir imaginé des vies passées de cette pièce.

Je fermai les yeux et rêvai. Une araignée grosse comme mon poing marchait sur le plafond, elle construisait un piège. Puis elle fila jusqu’à moi. Une fois sur mon ventre, elle se mit à visiter cette surface chaude, elle rencontrait des bosses, des creux, qu’elle évitait ou parcourait tranquillement. Elle descendit jusqu’à mes pieds. De là, elle se traîna jusqu’au canapé. Elle le descendit à son tour jusqu’à toucher le parquet. Ses multiples fissures l’amusaient, elle en visita quelques-unes, et en choisit une pour s’installer, abandonnant la rude vie du plafond pour le calme des profondeurs. Elle construisit une nouvelle toile, un cocon qui ne serait détruit que par le passage d’un aspirateur. Mais en attendant, elle y serait bien, tapie, prête à surgir à la moindre alerte, au premier passage d’un rampant quelconque dont elle ferait son repas. Elle s’endormit à son tour.

Mon téléphone me réveilla. Un peu pâteux je répondis à son appel. Un sondeur voulait me poser des questions sur mes goûts vestimentaires. Je me permis de raccrocher sans un mot. Ouvrir ma bouche était un effort trop violent. Je comptais le faire au moment du repas, pour commander une pizza, ou un menu japonais. Il n’était pas encore l’heure, je n’avais pas encore tout à fait faim. Je pris une BD au hasard et la feuilletai. J’en regardai les images, avec un détachement peu ordinaire, un ennui profond. Bof ! me dis-je, à quoi bon faire des trucs. Lever les bras pour tenir cet ouvrage à niveau de vue me fatiguait. J’atteignais doucettement l’état que je recherchais.

Vers 13 heures, mon ventre se mit à gargouiller avec insistance. Il était temps. Mais au lieu d’appeler un restaurateur à domicile, me vint l’envie de manger dehors, même seul, surtout seul en fait. A cette heure les restaurants et brasseries étaient pleins, mais le temps de me laver libérerait pas mal de tables. Donc douche. J’avais fait ça d’instinct, parce que ça m’allait bien à ce moment, ça ne me coûtait rien. Une fois habillé, une autre envie. Manger dehors m’agaçait, m’irritait, je mangerai à la maison. Rien dans le frigo, quelques plats tout prêts dans le congélo. Un coup de micro-ondes et c’était prêt, des cannelloni bien gras. Je me mis devant la télé et dévorai cette mixture informe devant une série niaise. Ça me convenait, j’étais bien, tranquille, presque heureux. Parce que demain…

Le ventre lourd et un peu douloureux, je m’allongeai. Mon plafond n’avait plus rien d’intéressant, donc je changeai de position, sur le côté, la télé droit devant. Un documentaire minable. Une larme roula jusqu’à mon oreille. J’allai garder cette position jusqu’au soir. Je zappai. Les rares idées qui me traversaient l’esprit se firent de plus en plus rares. Et pendant la dernière heure, pas un seul mot, pas une seule image, rien. Ma tête était vide, claire, limpide. J’étais prêt à passer à autre chose. Je ne savais pas à quoi, mais j’étais prêt. Toutes ces semaines à ne rien faire m’avaient libéré de tout intérêt pour ce que pouvait présenter le monde extérieur, toute sa diversité me passait par dessus la tête à présent, j’avais fait un grand tour, fantasmé tout ce qui pouvait survenir, fait des expériences, je m’étais écouté, puis laissé faire, j’avais tenté des trucs et laissé des trucs venir vers moi. Toutes ces positions, toutes ces idées, je n’avais plus à m’en tracasser, tous les jours dix heures seront remplies pour moi par d’autres, à quoi bon m’en soucier. Je pouvais laisser filer, me laisser emporter totalement, jusqu’à la prochaine fois où j’aurai vraiment le temps de penser à moi et à tout ce qui bouillonnait dedans. Ce sera dans longtemps.