La nouvelle vie parisienne: jeudi, janvier 11, 2007

11.1.07

J'en reste baba...

Il y a Monceau, mais il y a aussi les Tuileries. Il y a aussi les Batignolles. Après, tout dépend de quoi j’ai envie. Aux Batignolles, ce sont les cygnes neurasthéniques qui nettoient la fange sur laquelle ils glissent, à Monceau ce sont les joggers aux parures multicolores, aux Tuileries les canards qui se posent sur les plans d’eau. J’avais plutôt envie de canards. Et comme le temps s’y prêtait, le parcours ne pouvait se faire qu’à pedibus. Je laisse mon canard au bar, passe prendre un sandwich dans une boulangerie en chaîne et le chemin de Saint Lazare, enfin la route vers Saint Lazare, puis Opéra, puis le Louvre puis les jardins sus indiqués. La foule parisienne est légèrement dévêtue, le soleil est à son apogée, tout va pour le mieux. Mes yeux sont parfois happés par un décolleté, une échancrure et autres transparences qui font la gloire internationale de cette bonne ville de Paris, dont on dit d’ailleurs, qu’elle est capitale de l’amour, ce qui est tout de même un peu exagéré. Paris est la capitale des gens seuls et qui travaillent et donc qui ont les moyens de s’offrir quelques fantaisies et repousser toujours plus loin ceux qui pourraient, dans ce paysage, détonner ne serait-ce même qu’un peu, et plus nous avançons dans le temps et plus ce phénomène acquiert toutes les caractéristiques de l’évidence. Cette ville perd son ancienne particularité, elle devient homogène, impropre au peuple, occupée par de nouvelles tribus un peu rapidement baptisées « BoBos » seuls capables de répondre aux exigences des « ProSpés » propriétaires spéculateurs en termes de revenus et de retours sur investissements. Tout cela nous éloigne de mes canards.

J’ai un souvenir de canards surfants sur une eau verdâtre, quand, un livre à la main, j’écoutais distraitement leurs cancanements parfois hystériques à la vue d’une mouette venue d’un tire d’ailes de décharges avoisinantes agresser leurs progénitures, sur un passage précis de Don Quichotte piégé par une poignée de nobliaux en goguettes. Ce moment m’est réellement resté. A chaque fois que je retourne sur les lieux de ce souvenir, j’écoute plus attentivement les bruits venus de cette mare à la recherche d’un nouveau moment tout simplement magique. Les seuls volatiles qui survivent normalement à la vie parisienne sont les pigeons, et voir un quelque chose de différent paraît soudain extraordinaire. Un cormoran au bord du canal, une buse sur un arbre, un cygne sur le gravier ou une corneille sur le rebord de ma fenêtre, voilà des événements, une mouettes qui déchire un caneton, une pie qui dévore le cadavre d’un pigeon ou un épervier qui attaque un moineau au ras d’une tour de la TGB, voilà des drames, la nature se bat pour continuer d’exister et reprendre un peu de sa sauvagerie à la ville alentour, ou peut-être imite-t-elle simplement la vie des hommes qui l’habitent ? Merles, moineaux et passereaux ne font pas le poids quand un huissier se présente, seuls survivent les prédateurs dans cette ville ouverte. Süskind a eu cette vision si simple du pigeon clochard du ciel, il n’est qu’à voir nos principaux confidents qui ne sont ici qu’hordes de quadrupèdes dont le grand loisir est de crotter les trottoirs de leurs maîtres. Putain ! Paris ça craint.

J’ouvre mon Ponge acheté de frais, assis sur une chaise inconfortable, les jambes surélevées, les pieds reposés le haut d’une grille décatie. Je laisse parfois mes yeux parcourir la foule des promeneurs du lundi, touristes avant tout, mes oreilles gaulent en passant un ou deux sons agréables qui me replongent dans le rythme hallucinant du phrasé pongien. Des petits moments de bonheur simple mais très complexes à installer, il faut réunir beaucoup de conditions. J’aurai pu ne rien avoir à me mettre sous l’imagination, que des trucs stéréotypés, banaux, rien qui ne soit assez particulier pour lancer cette machinerie si fragile qui produit du fantasme. Il me faut comme cela des nœuds, des moments qui se tordent comme l’on fait des chiffons humides que l’on dégoûte, des nœuds qu’il faut tendre pour qu’ils dégueulent tous les mots qui imbibent les fibres du temps. Ces mots me dégoulinent sur les mains, coulent ensuite le long de mes bras et perlent au repos un peu partout sur le reste du corps. Ce sont ces mots-là qui s’imaginent en moi et donnent de la pâte au monde alentour. Tu n’es pas arbre seul, ou oiseau ou excrément sur le sol, ce sont des mots et aucun n’est neutre, en lui.

Et une nouvelle fois mes canards sont partis en sucette. Ils sont pourtant bien là, derrière mon livre à faire leur vie, tranquillous, pas emmerdés par les mouettes, ou les pies, ou tout prédateur de mare ou de bords de mare. Peut-être un gamin un peu aventurier et sadique qui lance des morceaux de je-ne-sais-quoi vers les palmipèdes, ou est-ce du pain ? A la fin de quelque phrase je lève les yeux et observe quelques instants leurs rondes sur l’eau, leurs jeux, leurs amarissages et je reprends un peu plus rêveur ma lecture. Je peux rentrer loin en moi dans ces moments, multiplier certains mots et donner au canard le caractère d’une femme qui penchée au dessus de mon épaule taquinerait doucement le lobe de mon oreille en murmurant un coin délicat. Je n’irai pas au cinéma aujourd’hui, c’est trop tard, je n’en aurai pas le courage. Après quelques heures de ce repos, je décide de dégainer mon portable et relancer la machine aux bonnes nouvelles. Avec l’espoir d’avoir enfin quelqu’un au bout du fil.