La nouvelle vie parisienne: Et ça c’est ma place alors ?

2.6.07

Et ça c’est ma place alors ?

Sur un jet d’œil, il m’invite à prendre la porte. Avant même que je ne la referme, son œil reprend sa pause précédente, au plus près de l’écran. Une pensée me traverse l’esprit en laissant la poignée se relever. Je ne peux dire exactement ce qu’elle était, mais en une fraction de seconde, je crois que beaucoup de choses se sont mêlées en elle. Y’avait du gris, un bout de moquette, de la fatigue, de la peur aussi je crois, et l’odeur du lieu, une odeur prenante, comme celle du chlore dans les hôpitaux, mais c’était pas du chlore, c’était plutôt une amoniaque humaine avec des fragrances mélangées, et l’odeur de la fatigue par dessus, une couche de fatigue, celle de la sueur qui marine entre toutes ces fesses collées sur le vilain tissus des chaises du catalogue Bernard. Les minutes perdues ici suintent l’ennui. Ce suint a imbibé tout l’espace et tout le temps en cours. J’avais ça dans le pif, et ça s’insinuait par cet organe pour atteindre doucement mon cerveau, puis ma vie entière avant qu’il ne transpire par ma peau, dans quelques temps. Ça viendra. Elle était déjà dans le métro cette odeur, mais je ne le savais pas encore, je ne savais pas que c’était elle, tapie derrière les parfums mélangés des milliers de cous, de dessous de bras et de torses agglutinés dans le ver parisien. Ce sera mon odeur, et mes échantillons de chez Séphora ne suffiront pas à m’aider à la masquer. Je l’amènerai avec moi dans mon lit, dans mon armoire et elle deviendra le signe pour tous que je suis devenu comme eux. Ouais ! Y’avait tout ça dans ce flash. Au moins j’étais averti.

Le bruit de la poignée qui revient à sa place me trouve bien ennuyé. Que dois-je faire à présent ? Livré à moi-même dans ce monde inconnu, à peine initié au dédale de l’entreprise, il me faut rejoindre ce qui sera ma place, que je pose mon derrière sur ma chaise, que j’allume mon ordinateur, qui tentera de me façonne à son image, avec fond d’écran bleu et son logo windaube. Je mettrai la barre des tâches en haut, comme sur mon mac, et aussi je mettrai d’autres fonds d’écran, juste pour montrer à la machine que je ne compte pas me laisser avoir, qu’elle me continuera, et qu’elle ne cherche pas à inverser les rôles, cette pute. Non mais ! Bon, pour l’instant, je n’ai pas de quoi prouver que je ne me laisserai pas bouffer, je n’ai pas de poste, pas de petit repose-pieds, pas de chaise avec les roulettes et le dossier réglable, pas de table légèrement inclinée avec clavier ergonomique, le p’tit rat avec roue intégrée qui va bien et l’écran plat avec le petit filtre pour pas avoir les yeux trop vite abîmés. Et pis aussi la lampe, celle qu’on peut en faire plein de choses sauf s’asseoir dessus, et les volets sur les vitres pour arrêter les rayons trop directs du soleil du matin, et le thermostat pour la maîtrise duquel tout le monde se bat à cause qu’il fait trop chaud ou trop froid, ou qu’y a trop d’air soufflé. Le petit univers qui entoure la tour à nos pieds.

« Vous semblez perdu »
Ouais, tu l’as dit.
- Pardon ?
- Je disais, vous semblez perdu ? Vous êtes nouveau ?
- Oui, je sors de chez monsieur, euh, du bureau du RH.
- Et on vous a laissé seul ensuite ? Ça ne m’étonne qu’à moitié, l’accueil ici est parfois détestable.
- Oh !
- Je suis Stéphanie, déléguée syndical CFDT.
Elle est brune, ne pas oublier, brune. Je me présente.
- On se tutoie ? Et tu as été embauché sur quel poste ?
- Euh, oui. Je dois lire des journaux et regrouper des informations pour les Etudes.
- Donc tu es au quatrième. Arrivé au quatrième, tu vas à droite, tu ouvres la porte, puis à gauche au fond de la salle, il y a le bureau de la personne qui s’occupe du service, et là tu te présentes.
- Merci. Et vous ? Enfin, toi tu bosses à cet étage ?
- Non, bien sûr que non, je suis dans le service audiovisuel, je tape les textes qui passent à la radio et à la télé, je sors d’une réunion avec le chef RH. On va faire un bout de chemin ensemble alors.
- Allons-y.

On rejoue le sketch de l’ascenseur, mais cette fois-ci il débarque beaucoup plus vite. Les deux étages sont avalés en quelques secondes, juste le temps d’échanger deux-trois regards un peu gênés, et puis on se salue, chacun prenant sa direction, elle à gauche, moi à droite. Au tournant du couloir, je jette un dernier coup d’œil sur la forme qui s’éloigne, elle comblait l’embrasure de la porte, elle venait, d’un geste rapide et précis, en ouvrir juste assez pour quitter ce couloir et rejoindre sa place. La force de l’habitude me souviens-je avoir pensé. A mon tour d’affronter la porte d’entrée de mon service. L’ouvrirai-je aussi bien ? Une fois devant, je suis resté vraiment con. Je n’avais pas le souvenir d’une porte aussi complexe. Elle n’avait pas de poignée, de poignée autonome, c’était un système d’ouverture électro-magnétique avec une diode devant laquelle il fallait, je présumai, passer une carte, avec une puce, afin de couper le courant qui tenait tout ça ensemble. Nul n’entre ici s’il n’a sa puce, pourtant tout à l’heure… Peut-être était-ce déjà ouvert ? Ou mal fermé ? Je pris un peu de recul, histoire d’avoir sous les yeux la totalité du problème clairement devant moi. Porte, diode et sonnette. C’était la clé d’accès qui me manquait. Il suffisait de sonner. Alors j’indexe.

« Héhé ! Encore une carte oubliée ? J’en ai marre de faire le portier de cette boîte ! »
Je bonjoure puis m’excuse de la gêne occasionnée et dans la foulée je demande pourquoi tout à l’heure je n’avais pas eu besoin de sonner. Je suis fixé par un œil pas jouasse, une fissure cise juste en dessous me lance. « Pasque jusqu’à neuve heures trente c’est pas fermé. » J’avais le fin mot de l’histoire, il était neuve heures trente cinq. Je remercie ingénument et marche au large. Je pénètre dans l’Opène Spayce. Quelques têtes au même instant marquent un léger mouvement, comme quelques coquelicots perdus au bord de l’autoroute soufflés par le passage d’un camion, je me sens réellement étranger à ce monde. Je lâche un soupir et me dirige vers le fond de la salle. Les coquelicots me saluent d’une Ola digne d’un Guingamp/Louhans-Cuiseaux au Parc des Sports de Bram un soir pluvieux de seixième de finale de Coupe de France. C’est pathétique, je ne sens pas de curiosité, juste une habitude, un réflexe. Combien de fois ce spectacle a-t-il été joué ces derniers jours ? Le combientième suis-je à effectuer pour la première fois ce trajet, à cette heure de la matinée ? Une fois la pièce traversée, je me retourne, tout est calme, et je reste planté là. Je regarde tout le monde. Entre moi et eux, il y a un géosynclinal d’heures de labeur, d’habitudes, d’intra-relations. Je vais devoir faire tout ce trajet à pied pour les rejoindre. Je rentre dans un marais, ça fermente au fond, avec des trucs qui remontent. Ça fait partie du boulot, mais y’avait rien de ça sur mon contrat. Ça, ça sera entre moi et eux. Jusqu’au nous.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

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